60 ans et plus : l’ASN veut travailler « sans a priori » à l’exploitation à long terme des réacteurs
Article publié dans la Revue Générale Nucléaire PRINTEMPS 2023 #1
L’exploitation à long terme des réacteurs nucléaires est un programme à l’étude, à l’instar du développement d’un nouveau parc d’EPR 2 ou du déploiement des SMR. Comme tout programme industriel nucléaire, cela réclame une prise en compte très en amont de la sûreté des installations. Dans cette perspective, l’Autorité de sûreté nucléaire appelle à un plan d’action immédiat portant sur la tenue des équipements et sur les impacts du changement climatique sur la production électrique.
Face à la crise énergétique en Europe et alors que les marges disponibles de production s’amenuisent, c’est désormais un consensus largement partagé : assurer la sécurité d’approvisionnement en électricité de la France tout en respectant ses objectifs en matière d’émissions de gaz à effet de serre passera tout à la fois par le renouvellement d’une partie du parc et par l’exploitation à long terme des réacteurs existants. Alors que les premiers réacteurs du parc actuel, le palier 900 MW, franchissent la barrière des 40 ans – moyennant les investissements menés dans le vaste programme de grand carénage – c’est désormais la limite des 60, voire des 80 années d’exploitation, qui est envisagée.
Lors de ses voeux à la presse de janvier 2023, le président de l’ASN Bernard Doroszczuk a appelé sans attendre à anticiper l’enjeu de l’exploitation à long terme des réacteurs. Il ne s’agit pas de prendre de décision immédiatement, bien sûr, mais de poser clairement les enjeux techniques liés à cette perspective afin de pouvoir trancher le moment venu en toute connaissance de cause. « L’ASN souhaite que l’hypothèse d’une poursuite de fonctionnement des réacteurs actuels jusqu’à et au-delà de 60 ans soit étudiée et justifiée par anticipation par EDF d’ici fin 2024 », a-t -il expliqué.
Tenue des matériaux, sûreté intrinsèque, évolutions climatiques
Un tel travail permettra « une instruction approfondie débouchant sur une prise de position de l’ASN d’ici fin 2026 sur cette éventuelle possibilité de poursuite d’exploitation ». Bernard Doroszczuk assure que l’ASN vise à travailler sur ce sujet « sans a priori », de manièreà identifier les points sensibles, comme les éléments non remplaçables (par exemple la cuve) ou difficilement remplaçables. De manière à sanctuariser ce programme, l’ASN propose que le principe de ces études soit inscrit dans la prochaine Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) attendue au second semestre 2023.
Pour le gendarme de l’atome, la perspective du long terme ne questionne pas seulement la justification de la tenue des matériaux ou le niveau de sûreté intrinsèque des réacteurs. Cette ambition de long terme impose également d’envisager les conséquences des évolutions climatiques sur les installations actuelles. « Le risque d’aléas sur les centrales nucléaires, liés au réchauffement climatique, est un sujet sensible car il englobe de nombreuses problématiques. Elles vont de la gestion partagée de la ressource en eau au dysfonctionnement du réseau électrique, en passant par l’impact sur le milieu naturel et les risques pour la santé », prévient Bernard Doroszczuk.
L’Autorité de sûreté nucléaire en a conscience : les épisodes extrêmes, telles que les canicules successives rencontrées à l’été 2022, sont encore perçus comme exceptionnels. Mais selon le Giec, leur fréquence pourrait être doublée, voire triplée, à l’horizon 2050. Leur gestion doit être anticipée en prenant en compte le cumul potentiel des impacts à l’échelle globale des territoires (sécheresse, canicules, intempéries, etc.). Le mode d’examen des réacteurs nucléaires s’en verra nécessairement modifié. Certes l’impact du changement climatique est déjà intégré dans le processus de réexamen périodique, mais ce dernier est réalisé avec un pas de temps de dix ans, qui s’avère trop court pour apprécier les enjeux de long terme, dont ceux liés au changement climatique. Il faudrait donc conserver les visites décennales sur le plan technique, tout en envisageant des perspectives à plus longue échéance.
EDF se dit déjà pleinement investie dans ce travail. Lors d’une audition devant la Commission d’enquête parlementaire sur « la souveraineté et l’indépendance énergétique de la France », le patron du parc nucléaire d’EDF, Cédric Lewandowski, a expliqué que « les 80 ans ne sont pas du tout un tabou ». En effet, six réacteurs aux États-Unis, de technologie à peu près similaire à celle déployée sur le parc français, ont obtenu une licence d’exploitation jusqu’à 80 ans. « Aujourd’hui, a développé Cédric Lewandowski, le consensus scientifique technique et économique est que notre parc est adapté pour aller jusqu’à 60 ans (…). La question du passage de 60 à 80 années exige un certain nombre d’études et nous les engageons. Nous menons des missions aux États-Unis à l’Electric Power Research Institute (EPRI), avec qui nous avons déjà des dialogues très fournis. Nous pensons en particulier à la cuve qui est un sujet structurant. La question est en instruction scientifique à ce stade ».
La prolongation : instrument de lutte contre le réchauffement
En novembre 2022, lors de la COP27 sur le climat à Charm el-Cheikh en Égypte, le directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) Rafael Grossi avait pris très clairement position en faveur de l’exploitation à long terme des réacteurs nucléaires. Interrogé sur le fonctionnement de réacteurs pendant 60 ou 70 ans, l’Italien pointait que : « Le héros méconnu de la lutte contre le réchauffement climatique [était] l’exploitation à long terme (des réacteurs existants), qui consiste essentiellement à avoir, avec la moitié ou même moins de l’investissement initial, un nouveau réacteur qui [est] là – vous dites jusqu’à 70 ans, je dis 100. Nous voyons aujourd’hui des réacteurs qui sont plus proches de 80 ans et qui sont parfaitement sûrs, ayant bénéficié d’opérations de remise en état très poussées ». La prolongation, loin d’être un tabou, en passe d’être une prescription ?
Avant d’atteindre les 60 années d’exploitation, le parc devra passer le cap important de la visite décennale des 50 ans. Il s’agit d’un cas particulier. La visite des 40 ans est un programme industriel majeur puisqu’il s’agit d’amener le niveau de sûreté des réacteurs au plus haut standard actuel, c’est-à-dire celui de l’EPR et de l’EPR 2. Ce qui a fait d’ailleurs dire au patron de l’ASN dans ces colonnes que les réacteurs sont plus sûrs aujourd’hui que lors de leur mise en service1 ! Mais « lors des cinquièmes visites décennales, il n’y aura pas de nouveaux réacteurs dont il faudra se rapprocher en matière de sûreté. Ainsi, le volet amélioration de sûreté sera limité, tempère Bernard Doroszczuk ; en revanche l’examen de conformité sera plus important car il faudra anticiper les phénomènes de vieillissement et vraisemblablement se poser la question des nouvelles techniques de contrôle à mettre en oeuvre ».
1. Voir le numéro de décembre 2022 de la RGN, p. 20-21.