1955-1981 : les prémices de la prise en compte du risque sismique dans la sûreté nucléaire
La tenue des réacteurs au séisme est réévaluée en permanence. Dans le cadre de l’exploitation à long terme des installations en France, l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) a de nouveau insisté sur cette dimension fondamentale étudiée depuis les années 1950 en France.
Le 16 juin 2023, un séisme de magnitude comprise entre 5,3 et 5,8 sur l’échelle de Richter survient entre Niort et La Rochelle. Les ondes sismiques occasionnent localement des dommages importants et sont ressenties sur plusieurs centaines de kilomètres. En novembre 2019, un autre séisme de magnitude comparable avait déjà touché la région du Teil dans la vallée du Rhône, entraînant des dommages encore plus importants bien que sur un rayon plus limité. Ces deux événements rappellent que la France est un territoire sismique et qu’on ne peut faire l’impasse sur sa prise en considération dans la prévention des risques, a fortiori dans l’industrie nucléaire. En l’occurrence, la connaissance de l’aléa sismique a constitué, dès l’origine de l’industrie électronucléaire, un enjeu important pour la sûreté des centrales françaises.
Les ingénieurs du nucléaire à la découverte du risque sismique
En France, les débuts du programme nucléaire civil coïncident avec celui des premières réglementations parasismiques. La première règle technique pour la construction parasismique est développée en 1955 sous l’appellation de « Recommandations anti-sismiques 1955 » ou « AS 55 ». Elle fait suite au séisme d’Orléansville de 1954 survenu en Algérie, alors département français, qui cause la mort de 1 243 personnes, détruisant plus de 20 000 habitations et entraînant l’exode de 300 000 habitants. Bien que ces recommandations n’aient de force réglementaire qu’en Algérie, elles sont toutefois utilisées à titre conservatoire et exploratoire lors de la réalisation de certains réacteurs nucléaires en France (notamment sur les réacteurs G1 et G2 sur le site du Commissariat à l’énergie atomique [CEA] de Marcoule). Mais, c’est en 1960 que la question sismique devient une problématique de sûreté nucléaire à part entière.
Cette année-là, deux événements installent le risque sismique au coeur des préoccupations des ingénieurs de l’industrie nucléaire. Le premier se produit le 29 février 1960. Un séisme de magnitude relativement modérée (5,7 sur l’échelle de Richter) détruit les trois quarts de la ville d’Agadir au Maroc et tue plus du tiers de ses habitants (entre 12 000 et 15 000 morts pour 35 000 habitants). La catastrophe fait la une des journaux en France pendant plusieurs jours. L’étendue des dommages rapportée à la magnitude du séisme étonne et fait redouter un pareil scénario en France métropolitaine. Face à cette inquiétude, le gouvernement français met sur pied une commission de révision du règlement AS 55 pour vérifier son efficacité face à un événement comparable avec pour horizon le développement d’une réglementation spécifique pour la France métropolitaine. Cette commission est organisée autour des grands bureaux d’études Socotec et du Bureau Veritas auxquels on associe des physiciens de l’Institut de physique du globe de Strasbourg et Paris, l’ordre des architectes, le centre scientifique et technique du Bâtiment, l’Omnium technique de l’habitation, ainsi que des représentants de la direction des Travaux publics et le Commissariat à la reconstruction.
La même année, le site de Cadarache est choisi pour développer la technologie de réacteur à neutrons rapides (réacteur Rapsodie), filière nouvelle qui présente des spécificités, incertitudes et inconnues en matière de sûreté nucléaire1. Or, le site d’implantation est situé dans une des rares régions alors réputées sismiques de l’hexagone, dans la vallée de la Durance, à 35 km de l’épicentre du plus grand tremblement de terre connu survenu en France métropolitaine. En effet, le séisme de Lambesc du 11 juin 1909 (magnitude de 6,2 sur l’échelle de Richter) a marqué durablement les constructions, les esprits et la géologie locale2. Les ingénieurs du département de construction des Piles et du Groupe technique de sûreté des piles (GTSP) du CEA, premier groupe de spécialistes de la sûreté nucléaire en France3, examinent alors les travaux de la Commission de révision des règles parasismiques.
Il apparaît alors aux experts de la sûreté que l’application des règles conventionnelles de protection parasismique ne suffirait pas à garantir la sûreté des centrales nucléaires. Le rôle des codes de construction conventionnels est, en effet, de prévenir les pertes humaines ainsi que de limiter les dégâts à un niveau économiquement acceptable après un séisme, mais pas de les prévenir totalement ni de s’assurer de la sauvegarde d’un bâtiment en particulier.
Par manque de compétences, les ingénieurs du CEA ont alors recours à des expertises extérieures pour explorer la problématique de la rencontre entre séisme et centrale nucléaire. En particulier, ils font appel au Bureau Veritas puis à des experts californiens parmi les plus réputés au monde (notamment George Housner, Donald Hudson et Mario Salvadori). Progressivement, entre 1960 et 1964, le polytechnicien Didier Costes et le géologue André Babreau, tous deux experts du GTSP du CEA, se forment aux techniques et aux connaissances californiennes en matière de génie parasismique et prennent la charge de développer une méthode adaptée aux besoins du programme nucléaire français. Bien que leur démarche soit parcellaire et encore largement exploratoire, leurs efforts permettent de guider le choix de conception du bloc-réacteur de Rapsodie.
Formaliser la prise en compte du risque sismique pour la sûreté des centrales nucléaires
C’est au cours du projet de construction d’une centrale de production électrique de la filière Uranium naturel graphite gaz (UNGG) sur le site de Fessenheim qu’un véritable modus operandi pour la prise en compte du risque sismique dans la sûreté nucléaire se met en place4. D’abord, les ingénieurs du CEA et d’EDF associés au projet font appel à Jean-Pierre Rothé, directeur de l’Institut de physique du globe de Strasbourg et directeur
du Bureau central de sismicité française, pour évaluer précisément l’aléa sismique du site d’une part et, d’autre part, pour les accompagner dans le travail de traduction des indicateurs de nocivité des sismologues (magnitude ou intensité macrosismique) en termes utiles pour la conception (en particulier en accélération du sol)5. Ensuite, avec le concours de l’expert californien George Housner, Didier Costes du GTSP et Claude Plichon, ingénieur des Ponts et chaussées travaillant à la Région d’équipement EDF de Clamart puis au Septen d’EDF, élaborent une représentation générique des mouvements du sol engendrés par un séisme en fonction de la fréquence sous forme d’un spectre générique. Il « suffit » alors de moduler ce spectre en fonction de l’accélération maximale d’un site pour déterminer les mouvements à prendre en compte dans la conception d’une centrale et de tous ses équipements, et ce, pour n’importe quel site. Ensuite, les ingénieurs de la Société des forges et aciéries du Creusot ainsi que ceux d’EDF, et en particulier Claude Plichon, développent des codes de calculs permettant de simuler la réponse d’un bâtiment réacteur d’une centrale de la filière UNGG de type Saint-Laurent-des-Eaux au spectre de mouvement du sol.
Cette simulation permet alors de prédire le mouvement ou la contrainte subie par chaque élément de la centrale en fonction de son emplacement et de son raccordement aux structures internes du bâtiment. Enfin, les ingénieurs du CEA et d’EDF établissent, sous le contrôle de la Commission de sûreté des installations atomiques (CSIA) du CEA, des objectifs de sûreté et de récupérabilité de l’outil industriel en cas de séisme auquel ils font correspondre, pour chaque élément de l’installation, le comportement qu’il doit avoir et l’état dans lequel il doit se trouver pendant et après le séisme pour atteindre ces objectifs. Le développement de table vibrante au CEA dès 1964 permet alors de vérifier expérimentalement le comportement de certains équipements à une variété de sollicitations sismiques. Le triple travail de caractérisation de l’aléa sismique, de traduction de cet aléa en mouvement et contrainte pour tous les éléments de l’installation ainsi que de définition des objectifs de comportement est alors réalisé de manière coordonnée et itérative entre une poignée d’experts, afin de concourir au développement d’un modèle de centrale de production d’électricité d’origine nucléaire optimisé entre rentabilité et sûreté.
Lors du changement de filière en 1969, les ingénieurs du CEA et d’EDF vont employer et adapter aux nouveaux Réacteurs à eau pressurisée (REP), les outils et méthodes développés pour le projet de centrale UNGG de Fessenheim.
Développer la connaissance métropolitaine du risque sismique et construire un parc nucléaire massif
Le lancement du plan Messmer en 1974 et l’horizon du développement d’un grand parc électronucléaire impactent grandement la gestion de la problématique sismique dans la sûreté nucléaire, d’autant
plus que la politique déployée par EDF vise la réplication d’un modèle standard de réacteur sur tous les nouveaux sites. Le standard est développé par les équipes d’EDF sous le jugement des spécialistes de sûreté du CEA durant les années 1972-1974. Du point de vue sismique, il reprend les bases de conception de la centrale nucléaire de Fessenheim, estimant que la menace sismique du site, situé à proximité du grand foyer sismique de la région suisse de Bâle, est supérieure à la quasi-totalité du territoire métropolitain. Pour vérifier cette hypothèse, EDF mobilise, pour chaque nouveau site, l’expertise de Jean-Pierre Rothé et démontre la capacité du modèle standard à résister à la variabilité locale de la menace sismique. Charge ensuite aux experts des nouveaux organismes de sûreté créés au début et milieu des années 1970 (le Département de sûreté nucléaire du CEA qui intégrera l’Institut de protection et de sûreté nucléaire en 1976, le Groupe permanent d’experts ainsi que l’organisme de contrôle, le Service de sûreté des installations nucléaires [SCSIN] du ministère de l’Industrie) de juger de la validité de l’évaluation sismique de Rothé ainsi que de la démonstration d’EDF.
Deux problématiques animent la décennie 1970. D’abord, des chercheurs californiens ont mis au point, à partir d’une étude sur les ondes produites par des essais nucléaires dans le Nevada, une nouvelle méthode pour caractériser les mouvements engendrés par un séisme en fonction de ses paramètres physiques (magnitude, distance, profondeur, nature du sol, etc.). L’importation de ces méthodes met en exergue la spécificité de certains séismes qui surviennent en France, notamment dans la vallée du Rhône, appelés séismes superficiels. Comme l’a montré le récent séisme du Teil, ce type de séisme, qui survient proche de la surface du sol, est susceptible d’engendrer localement des dommages importants, malgré une magnitude relativement faible. La deuxième problématique vient de l’affaiblissement de l’autorité de Jean-Pierre Rothé sur l’évaluation de l’aléa sismique des sites nucléaires, dont il avait jusqu’alors la charge6.
D’abord, il est arrivé à plusieurs reprises que les niveaux sismiques retenus par Rothé soient dépassés par des séismes réels (séisme de Corrençon de 1962, séisme d’Arette en 1967 ainsi que le séisme d’Oléron en 19727). Plus encore, lors de l’instruction des rapports de sûreté des trois premières centrales du plan Messmer (Tricastin, Gravelines et Dampierre) l’évaluation réalisée par Rothé pour le compte d’EDF ne résiste pas aux critiques des nouveaux sismologues du département de sûreté du CEA, rassemblés à partir de 1976 au sein du Bureau d’évaluation des risques sismiques pour la sûreté des installations nucléaires (Berssin) de l’IPSN. Ainsi, le CEA, EDF et le ministère de l’Industrie lancent en 1975 un grand projet de refonte de la connaissance de l’aléa sismique en France : le projet de carte sismotectonique pour la France. Par souci d’impartialité, la charge de ce projet est confiée au Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), bien que le CEA et EDF soient les principaux financeurs et qu’il est entendu que le BRGM se focalise en priorité sur les régions accueillant ou pressenties pour accueillir un site nucléaire. Ce projet de grande ampleur reconfigure complètement, entre 1975 et 1982, la connaissance de l’aléa sismique en France et modifie les aléas de référence, souvent à la hausse, de nombreux sites nucléaires.
Le règlement de ces deux problématiques passe par de nombreuses études de vérification du comportement des installations nucléaires avec des hypothèses d’entrée différentes, par des modifications substantielles des installations et par un investissement important dans l’étude des marges de sûreté disponibles. La publication, en 1981, d’une Règle fondamentale de sûreté (RFS) établissant la procédure et la doctrine en matière d’évaluation et de prise en compte des mouvements du sol dans la sûreté nucléaire8 vient parachever ce processus.
Un domaine en constante évolution
Entre la fin des années 1950 et le début des années 1980, les experts du CEA et d’EDF formalisent petit à petit la prise en compte du risque sismique pour les centrales nucléaires. En débloquant d’importants ressources et moyens sur la thématique et appuyés par de grands spécialistes nationaux et internationaux du domaine, les experts d’EDF et du CEA vont développer une véritable discipline technique autour de la prise en compte du risque sismique pour les centrales nucléaires. La réussite de cette entreprise est passée par la recherche constante d’un point d’équilibre entre la prise en compte et le développement de connaissances scientifiques de pointe et la préservation de la faisabilité technique et de la rentabilité économique des installations en déploiement.
Depuis 1981 et la publication d’une règle formalisant les bonnes pratiques dans ce domaine, la prise en compte du risque sismique pour la sûreté des installations nucléaires a fortement évolué au rythme des controverses scientifiques et techniques, des séismes qui se sont produits sur le territoire métropolitain, ainsi que des incidents et accidents nucléaires survenus à la suite de tremblements de terre au Japon : à la centrale de Kashiwazaki-Kariwa en 2007 et à celle de Fukushima Daiichi en 2011.
1. Foasso, C. (2003). « Histoire de la sûreté de l’énergie nucléaire civile en France (1945-2000) : technique d’ingénieur, processus d’expertise, question de société ». Université de Lyon.
2. Bonnet-Vidal, E. (2009). Séismes en Provence. Du tremblement de terre de Lambesc de 1909 à la Provence sismique d’aujourd’hui. Éditions Campanile.
3. Mangeon, M., Roger, M. (2023). « La riche histoire du système français de contrôle et d’expertise de la sûreté nucléaire ». Revue Générale Nucléaire (RGN). Printemps 2023, no 1.
4. Roger, M. (2020). « Le séisme, la centrale et la règle : instaurer et maintenir la robustesse des installations
nucléaires en France ». Université de Paris Cité. Association pour l’histoire de l’électricité en France.
5. Roger, M. (2018). « Des sciences de la Terre au service de l’atome ? Le rôle de Jean-Pierre Rothé, entrepreneur scientifique (1945-1976) ». Les Cahiers de François Viète, III (no 5), 131-162.
6. Roger, M. 2021).“Rothé’s legacy to the French Central Seismological Bureau (BCSF) : a history of hegemony in French seismicity”. Comptes rendus. Géoscience, vol. 353, no S1, p. 1-18.
7. CEA/DSN. « Présentation par le DSN devant le Groupe permanent “Réacteurs” », Rapport DSN no 50, 14 octobre 1974, p.18-19. Fonds d’archives IRSN, Fontenay-aux-Roses, boîte no 260225.
8. RFS 1.2.c de 1981 relative à la détermination des mouvements sismiques à prendre en compte pour la sûreté des installations.
Par Michaël Mangeon, docteur en Sciences de gestion, chercheur associé au laboratoire Environnement ville société (EVS) et Mathias Roger, docteur en Sociologie des sciences et des techniques
Photo I Centrale nucléaire de Cruas en Ardèche, située à proximité du séisme du Teil en 2019.
© EDF / Agence REA / Popy Xavier
REVUE GÉNÉRALE NUCLÉAIRE #3 | AUTOMNE 2023