1. « La durée de fonctionnement en soi n’existe pas, elle dépend d’un contexte politique, économique, réglementaire »
Article publié dans la Revue Générale Nucléaire ÉTÉ 2023 #2
Intervention d’Étienne Dutheil, directeur de la Division production nucléaire d’EDF et vice-président de la Sfen, à la Convention de la Sfen consacrée à l’exploitation à long terme des réacteurs
Le sujet de la durée de vie des réacteurs nucléaires d’EDF est entouré de nombreux paramètres dont tous ne sont pas intrinsèques au parc, ni même à EDF. La première donnée à prendre en compte est la politique énergétique décidée par les pouvoirs publics. Nous savons d’expérience que de telles décisions peuvent conduire à mettre un terme au fonctionnement de centrales nucléaires, comme Fessenheim, ou d’un parc nucléaire, comme en Allemagne. Il y a aussi le paramètre de la rentabilité économique : des centrales nucléaires ont fermé aux États-Unis essentiellement du fait de la concurrence du gaz de schiste, ce qui est contradictoire avec notre volonté de sauvegarder le climat. Il y a également l’enjeu de la faisabilité technique. Cela questionne le comportement des matériels et leur capacité à répondre à des exigences de sûreté qui croissent avec le temps, du moins dans notre environnement réglementaire national. Pour toutes ces raisons, la durée de fonctionnement en soi n’existe pas : elle dépend d’un contexte politique, économique, réglementaire. C’est ainsi qu’il faut apprécier le sujet. Concernant la faisabilité technique, trois dimensions doivent être distinguées. Premièrement, la capacité des matériels à fonctionner dans la durée. Dans ce cas, il faut distinguer les composants remplaçables, c’est-à-dire pratiquement leur intégralité, et les composants jugés non remplaçables qui sont la cuve et l’enceinte de confinement. Deuxièmement, doit être évaluée la capacité de l’installation à fonctionner dans la durée dans son environnement, ce sont là les enjeux liés à l’adaptation aux effets du changement climatique. Troisièmement, on l’a déjà évoqué, il faut prendre en considération la capacité de nos installations à répondre aux exigences de sûreté régulièrement mises à jour, a minima tous les dix ans en France, à l’occasion des réexamens périodiques.
Des stratégies de maintenance
Pour envisager le fonctionnement du parc dans la durée, il faut en prendre soin au quotidien, c’est la maintenance courante. La maintenance exceptionnelle, quant à elle, appartient chez EDF au programme Grand Carénage. Cet entretien patrimonial vise à remplacer les parties de l’installation dont la durée de vie est inférieure à celle que l’on ambitionne pour l’installation elle-même, comme les générateurs de vapeur ou les transformateurs dont les isolants vieillissent avec le temps. Nous avons quasiment terminé les remplacements des générateurs de vapeur sur le palier 900 mégawatts et nous les entamons sur le palier 1 300 mégawatts. C’est une démarche industrielle classique que n’importe quel industriel peut avoir à réaliser sur ses installations. La manière dont on pense la maintenance exceptionnelle est influencée par la stratégie et les perspectives de durée de fonctionnement que l’on se donne. Par exemple, si vous avez plusieurs composants identiques dont la durée de vie est de l’ordre de 50 ans et que, pour des raisons d’exploitation, il sera commode de réaliser leur remplacement lors d’une visite décennale. Ainsi, il y a de grandes chances pour que vous échelonniez le remplacement de ces composants. Mais cela ne s’entend que si vous avez la perspective d’aller au-delà de 50 ans. En revanche, la source froide (car les températures de rejet en mer font elles aussi l’objet de réglementation). Cet encadrement réglementaire conduit parfois à baisser la production sur certaines centrales, ce qui représente aujourd’hui un peu moins de 1 % de la production du parc chaque année. C’est un phénomène maîtrisé, mais l’adaptation au changement climatique est un élément-clé à prendre en compte dans le futur du parc nucléaire.
Les exigences de sûreté sont revues à chaque réexamen décennal, ce qui peut avoir un impact sur la durée de vie des installations. Les paramètres à prendre en compte sont le niveau de séisme, mais aussi des hypothèses d’études plus pénalisantes qui réduisent les marges, des phénomènes externes comme le risque de submersion et le niveau de conséquences qui est admis pour des accidents postulés. Ce niveau de sûreté requis à chaque réexamen périodique est propre à chaque pays. Nous avons, en ce moment même, un chantier historique sur le plan de la sûreté. Dans le cadre des quatrièmes réexamens des réacteurs de 900 mégawatts, l’exigence de sûreté vise à tendre vers le niveau de sûreté des réacteurs de 3e génération, type EPR et EPR 2, c’est-à-dire en intégrant l’hypothèse d’une fusion du coeur. Cela implique qu’il n’y ait pas besoin de mise à l’abri de la population dans le périmètre immédiat en cas de fusion du coeur, qu’il n’y ait pas de contamination à long terme des territoires et que l’on élimine pratiquement le risque de fusion du combustible dans la piscine du combustible. Tendre vers, ne veut pas dire être « exactement au niveau de », mais « s’en rapprocher le plus possible ».
Ainsi, les quatrièmes visites décennales des 900 MW représentent un volume d’activité six fois plus important que ce que nous avons réalisé lors des précédents réexamens périodiques. C’est ce que nous allons accomplir à partir de 2026 sur les réacteurs de 1 300 mégawatts, puis sur les réacteurs N4 dans le cadre de leur troisième réexamen périodique. Nous n’avions jamais procédé à des travaux aussi importants dans le cadre des visites décennales sur notre parc. Il a fallu les concevoir différemment, et cela a été l’occasion d’une meilleure collaboration entre l’ingénierie et l’exploitant. Les travaux ne sont en outre que la partie émergée de l’iceberg, car ce quatrième réexamen périodique est associé à une refonte très importante de nos procédures et de nos règles d’exploitation.
Pour l’avenir, les cinquièmes réexamens périodiques des réacteurs de 900 mégawatts et de 1 300 mégawatts seront marqués par l’exigence d’adaptation aux enjeux climatiques, en particulier pour anticiper des hausses de température importantes. L’autre dimension est celle de la conformité de l’installation. Il s’agit d’un programme d’investigation complémentaire et des études sur les effets du vieillissement sur l’installation, de manière à garantir que la conformité de l’installation est au bon niveau. Cela permettra de s’assurer de la capacité à fonctionner de 50 à 60 ans. Le volet conformité de l’installation sera prégnant, avec une recherche d’exhaustivité et d’exploration de champs sur lesquels la maintenance courante n’a pas l’habitude d’aller. C’est-à-dire sur des composants qui sont réputés être peu soumis à la dégradation.
Des exemples encourageants à travers le monde
Sur la partie purement technique, EDF a une conviction sur la capacité des composants, et en particulier des cuves, à fonctionner dans la durée. Cette conviction est nourrie par le retour d’expérience de centrales comparables aux nôtres et qui ont des licences à 60 ans et même 80 ans aux États-Unis. En Finlande, Loviisa 1 et 2 ont obtenu l’autorisation de fonctionner jusqu’en 2050, donc à 70 ans. Mais le retour d’expérience international n’est pas suffisant puisque la façon d’apprécier le vieillissement d’un composant est influencée par les règles applicables à un pays en particulier. Cela donne malgré tout confiance. Cette conviction, il nous revient de la faire partager à notre régulateur pour apporter la démonstration, dans le contexte qui est le nôtre, que nos matériels sont aptes à fonctionner dans la durée, au-delà de 50 ans, et peut-être au-delà de 60 ans. Ce sont ces travaux qui appellent d’importants efforts de recherche, qu’il faut anticiper le plus possible. Ce n’est pas au pied du mur qu’il faudra commencer à s’en préoccuper. Par exemple, la maquette Vercors à la R&D (site des Renardières) est une enceinte de confinement à l’échelle 1/3 qui permet d’étudier un vieillissement accéléré.
Enfin, l’autre champ extrêmement important touche aux ressources humaines. Pour fonctionner dans la durée, nous avons l’immense défi de maintenir des compétences pour exploiter dans les meilleures conditions. Même s’il est régulièrement modernisé, notre parc intègre des technologies qui ne sont plus exactement celles enseignées dans les formations actuelles. Il y a donc la nécessité de faire acquérir aux jeunes des technologies qui sont un peu en décalage par rapport à leur cursus. Par ailleurs, il est normal que l’envie de travailler pour d’autres activités que l’exploitation du parc historique existe dans la filière nucléaire. Nous concevons tous l’intérêt qu’il y a à travailler sur des projets neufs, et la concurrence sera forte au sein même de l’industrie. C’est à nous de préparer le renouvellement du métier d’exploitant et de valoriser l’intérêt de travailler sur des machines existantes qui doivent toujours rehausser leur niveau de sûreté et de performances. C’est un métier extraordinaire en raison de l’utilité sociale consistant à faire fonctionner des machines qui produisent de l’électricité pour tout le monde et parce que ce sont des machines fantastiques pour qui est curieux et aime la technique.