1. « Il faut que l’ingénierie conçoive des systèmes sûrs, en laissant toute sa place à l’intelligence humaine » - Sfen

1. « Il faut que l’ingénierie conçoive des systèmes sûrs, en laissant toute sa place à l’intelligence humaine »

Publié le 20 janvier 2023 - Mis à jour le 26 janvier 2023
  • sûreté nucléaire
  • Visite décennale

Entretien avec Jean Casabianca, inspecteur général pour la sûreté nucléaire et la radioprotection d’EDF (IGSNR)

Le grand événement de sûreté en 2022 a été la gestion du phénomène de corrosion sous contrainte (CSC) découvert sur le parc français. Quelle expérience peut-on en tirer ?

Jean Casabianca : La découverte de ce phénomène a été une surprise collective et elle a mis à mal quelques certitudes ! Nous nous sommes rappelé que rien n’est jamais acquis et qu’en ingénierie l’humilité reste de rigueur.  Cet épisode, que nous n’avions jamais imaginé et donc auquel nous n’étions pas préparés, a toutefois été très bien traité. L’IGSNR a apprécié la méthodologie des raisonnements et des décisions, qui ont respecté les principes de la sûreté comme priorité absolue. Cela a permis de bâtir une stratégie sur l’ensemble du parc, sans passer par un réflexe de protection pur et simple qui aurait consisté à tout arrêter. Face à la complexité d’un phénomène inattendu, EDF a été capable de mobiliser des ressources intellectuelles et techniques qui ont permis, en un temps record, d’expertiser plus de cent cinquante soudures  en « labo chaud », de comprendre l’origine du problème, de développer une technologie d’examen non destructif permettant de détecter et caractériser les défauts sans passer par des méthodes destructives, de réaliser les calculs de justification de tenue mécanique des lignes dans des centaines de configurations, de déployer des réparations à une échelle industrielle, et, en parallèle, de mener des études de sûreté qui permettaient d’évaluer les conséquences potentielles d’une rupture simultanée de deux lignes d’injection de sécurité.

Donc c’est une réussite pour la filière française ?

J. C. : Ce qui a été fait relève quasiment de l’exploit industriel et d’ingénierie. En janvier dernier, peu de personnes auraient parié sur le fait que nous aurions pu développer tant de sciences pour traiter ce  problème. Une initiative intéressante d’EDF a été de constituer un groupe  d’experts internationaux dans le domaine de la métallurgie (Coréens, Américains, Italiens…). Ils ont analysé le diagnostic et validé les raisonnements. En outre, notons que l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) a joué son rôle. Elle a pris le temps de l’analyse contradictoire, en évitant de céder à la pression de l’urgence qui invitait à redémarrer les tranches tout en s’organisant pour traiter ce sujet dans des délais raisonnables.

La filière a quand même été soumise à une pression énorme…

J. C. : Oui. Force est de constater que notre capacité à produire doit préserver des marges dans le domaine des énergies non carbonées et pilotables, nucléaire et hydraulique, car l’éolien et le solaire n’offrent aucune souplesse, quelles que soient les puissances installées, pour s’adapter en toutes circonstances au besoin de consommation. De même, cet aléa technique démontre si besoin était que nous touchons rapidement les limites de notre tissu industriel. Il fallait des matériaux et des services qui n’étaient pas accessibles en France dans les délais impartis. Nous avons dû faire appel à des fondeurs italiens pour les tuyaux. Quant aux techniques de réparation, elles nécessitent une expertise de soudure qui n’est pas accessible en volume suffisant pour traiter un effet générique de cette ampleur. Il a donc fallu faire appel à 80 soudeurs canadiens et américains.

Comment va se poser la question des CSC à l’avenir ?

J. C. : La filière a réglé le problème de l’immédiateté. Il nous a en particulier fallu développer les moyens de contrôler sans avoir à découper systématiquement les tuyaux. Et nous passons au stade d’un  programme industriel pluriannuel de grande ampleur pour surveiller le parc dans la durée.

En 2022, nous avons vu la centrale de Zaporijia menacée par le conflit en Ukraine. Qu’en penser en matière de sûreté ?

J. C. : Est-ce un événement de sûreté ou un chantage à la sûreté ? La seule chose sûre est que pour la première fois au monde une centrale nucléaire s’est trouvée menacée dans un conflit inter-étatique.  Chacune des parties, à la fois l’agresseur et l’agressé, ont insisté sur le risque de sûreté pour peser dans les opinions de l’Europe continentale en réactivant le spectre de la catastrophe de Tchernobyl. Je pense qu’à aucun moment, nous n’avons été dans cette réalité. L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a bien défini les principes à respecter absolument pour éviter un accident : préserver  l’intégrité des installations, ménager les approvisionnements (électricité, pièces de rechange, huile et fioul, etc.), garantir la liberté de circulation du personnel et de décision du management, etc. Elle a été en mesure de se rendre sur site pour en vérifier la situation. Désormais les centrales sont à l’arrêt, et la baisse naturelle de la puissance résiduelle réduit progressivement les risques. Il faut toutefois rester attentif, le parc ukrainien totalise une quinzaine de réacteurs.

Peut-on tirer un retour d’expérience pour la France ?

J. C. : Envisager que demain nos centrales nucléaires puissent être agressées par des moyens militaires suppose une agression du territoire national par une puissance étrangère. Une situation aujourd’hui  lointaine. Mais si l’on envisage le pire, la question dans ce cas ne me paraît plus relever d’un principe de sûreté ou de design de nos réacteurs nucléaires. Cela rentre dans le cadre de la défense nationale et des intérêts vitaux du pays.

Alors que les premiers réacteurs ont passé leur quatrième visite décénale, on évoque désormais une durée d’exploitation de 50, voire 60 ans. Quels sont les enjeux du fonctionnement à long terme de nos réacteurs ?

J. C. : Chaque infrastructure de cette dimension mérite une analyse objective pour calculer la durée de rentabilité. Dans l’industrie nucléaire s’ajoute un certain nombre de facteurs, en particulier les principes de sûreté. Au fil du temps, on vérifie, par l’ingénierie, le retour d’expérience, le taux d’usure, que les installations sont sûres. Il n’y a aucune raison de fermer un réacteur s’il fonctionne bien. Si on décidait d’instaurer un couperet à 40 ou 50 ans, même en construisant des réacteurs neufs, je ne pense pas que nous serions au rendez-vous de l’équation production/ consommation. Les quatrièmes visites décennales (VD4) réalisées sur les 900 MW ont représenté un lourd investissement qui va nous permettre de tenir au moins dix années supplémentaires. Nous sommes au rendez-vous sur la conformité et le traitement des obsolescences. Et sur des facteurs agressions non imaginés lors de la conception (issus du REX post-Fukushima), EDF a investi massivement pour pouvoir s’en prémunir. Envisager l’exploitation au-delà de 50 ans me paraît sain à condition, bien évidemment, que toutes les installations ne soient pas frappées d’un facteur d’obsolescence rédhibitoire. Rien ne nous empêche a priori d’envisager un fonctionnement de 50 ou 60 ans, voire plus. Des pays, avec des réacteurs de même génération, ont fait le choix de les prolonger à 80 ans. Les 1 300 MW, des réacteurs plus récents qui ont bénéficié d’évolutions par rapport aux 900 MW, devraient présenter encore moins de facteurs de risques.

Les visites décennales pourront-elles faire face à tous les sujets qui se présenteront ?

J. C. : Nous devons avoir la capacité d’intégrer des modifications et des évolutions de la configuration tout en gardant ces installations sûres en termes de conduite. La technologie offre des parades à un certain nombre d’événements, mais il ne faut pas oublier qu’il y a toujours des opérateurs. Il faut leur donner la capacité de mettre en oeuvre toutes ces technologies dans la durée et ne pas se retrouver dans un système si évolutif qu’in fine on n’en maîtrise plus l’exploitation.

Comment considérer la question du changement climatique dans ces prolongations d’exploitation ?

J. C. : Il est impératif de travailler sur tout ce qui relève du changement climatique et de ses impacts sur notre environnement. Or, on peut de moins en moins se fonder sur l’analyse du passé, comme on l’a fait pour les crues centennales ou les phénomènes météorologiques. D’une part, notre environnement a beaucoup changé, en raison par exemple de l’artificialisation des sols. D’autre part, le changement climatique peut provoquer des aléas nouveaux. Ainsi, il n’y a plus rien à rechercher mille ans dans le passé ! Ce qui va nous surprendre, c’est la brutalité des phénomènes et leur peu de prévisibilité à  l’avenir. Aussi, nous avons besoin d’être en mesure de répondre à ces phénomènes inattendus. C’est en particulier le rôle de la Force d’action rapide du nucléaire (FARN) et de l’ensemble des moyens dont elle est dotée.

Beaucoup de concepts SMR apparaissent. Vont-ils imposer de repenser la sûreté ?

J. C. : Il y a plus de 70 projets de SMR dans le monde, qui vont de moins d’un à quelques centaines de mégawatts. Ils emploient des technologies usuelles pour certains, tout comme des concepts complètement innovants. Il est inimaginable que, demain, nous mettions en exploitation des systèmes nouveaux sans que la sûreté soit un élément majeur du choix. Intrinsèquement, des puissances plus faibles dans des systèmes plus intégrés, qui bénéficient du retour d’expérience de l’exploitation de centaines de réacteurs, permettront un très bon niveau de sûreté. Et la simplicité d’exploitation sera à l’évidence un gage de sûreté. De plus, les SMR offriront une meilleure intégration dans l’environnement et une plus grande acceptabilité « visuelle », en étant partiellement enterrés.

En résumé, quelle est la priorité à donner à la sûreté dans les années qui viennent ?

J. C. : Si on veut maintenir l’homme en capacité d’exploiter ces systèmes, il faut préserver ses compétences. Nous avons un défi humain majeur à relever à l’échelle nationale. Il nous faut redonner du sens au métier de praticien, depuis le chaudronnier, mécanicien, robinetier ou automaticien jusqu’aux opérateurs. Ce sont des métiers d’avenir. Mais si on ne veut pas les saturer, il faut que nos systèmes  restent suffisamment simples. Il faut donc que l’ingénierie conçoive des systèmes sûrs, en laissant la place à l’intelligence humaine pour pouvoir les mettre en oeuvre et réagir en cas d’imprévu. Je crois beaucoup à la place de l’Homme. Nous avons donc tout un système à redéployer, depuis l’Éducation nationale jusqu’à la dernière ligne d’exploitation. Il faut valoriser les parcours professionnels et donner envie aux gens de s’investir dans la technique.

Propos recueillis par Ludovic Dupin, Sfen 

Photo © IGSNR

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