1/9 – Lune, Mars : la relance des grands programmes spatiaux

Entretien croisé avec Frank Carré, directeur scientifique de la Direction de l’énergie nucléaire (DEN) du CEA, Xavier Raepsaet, ingénieur programme à la Direction de la simulation et des outils expérimentaux de la DEN et Francis Rocard, astrophysicien et responsable des programmes d’exploration du système solaire au Centre national d’études spatiales (CNES).
Face aux États-Unis, à la Chine, l’Inde, le Japon, les Émirats arabes unis, quelle place prendra l’Europe dans les missions à venir ?
Francis Rocard : Il existe un fort consensus aux États-Unis en faveur d’un grand programme d’envoi de l’homme sur Mars dans le courant de ce siècle. Mais la manière de réaliser un tel objectif est complexe et nécessite de procéder par étapes, ce que les Américains appellent pathways.
Pour aller sur Mars, il faudra en effet développer des véhicules de transport et d’atterrissage, les modules d’une base habitée, etc. Et ce travail s’étalera dans le temps face aux contraintes budgétaires et techniques. Des premiers choix ont été faits par l’Agence spatiale américaine, la NASA, en 2015 puis à nouveau en 2017.
Entre-temps, le président américain Donald Trump a exprimé la volonté d’une nouvelle expédition humaine sur la Lune d’ici 2024. Cela pourrait perturber la stratégie de la NASA, qui cherche à rester cohérente et qui vise, certes, à passer par la Lune, mais pour se rendre sur Mars. Cela s’est traduit par une passe d’armes entre le président et le Congrès, ce dernier venant d’ailleurs de rejeter, fin janvier, la demande de Donald Trump. Mais le programme se prépare toutefois, avec le Space Launch System (SLS) [1], la Saturne V du XXI e siècle, la nouvelle capsule Orion et le module de service qui devrait être européen, l’European Service Module (ESM).
La stratégie est différente en Chine. Le programme spatial a démarré il y a seulement 10 ans, avec un objectif double : placer des sondes automatiques sur la Lune, y compris une station scientifique, et y poser des taïkonautes en 2036.
Frank Carré : La relance des grands programmes devrait surtout stimuler les réflexions de l’Europe sur sa position en la matière pour les trente prochaines années.
Pour les missions requérant l’utilisation de générateurs radioisotopiques, l’Europe a jusqu’à présent toujours été partenaire des Américains (NASA) et des Russes (ROSCOSMOS) qui ont fourni les générateurs et assuré le lancement avec leur propre procédure d’autorisation. Dans le projet américain de mission vers Mars avec une étape habitée vers la Lune (programme Artemis), l’Europe s’apprête à coopérer via la fourniture de modules de service à la navette Orion et à la station spatiale orbitale lunaire Gateway.
L’Europe prévoit par ailleurs la mission d’exploration de la Lune avec l’atterrisseur Heracles, en coopération avec le Japon et le Canada dont le lancement est prévu en 2026 [2]. La montée en puissance de nouveaux acteurs devrait inciter l’Europe à concevoir d’autres missions d’exploration lunaire, en coopération et/ou peut-être en propre.
Xavier Raepsaet :
Des travaux existent aujourd’hui sur des générateurs radioisotopiques à base d’américium 241. Il faut désormais avoir une vision sur le recours au plutonium 238 et aux réacteurs nucléaires pour de plus fortes puissances électriques et pour la propulsion. Le CEA pourrait avoir un rôle dans ce cadre, avec une participation au projet que nous attendons, peut-être en 2020.
En quoi 2020 sera une année importante en matière d’espace lointain ?
Francis Rocard : De nombreux tests sont prévus sur le SLS et la capsule Orion avec la première mission vers la Lune en 2021. Elle sera sans équipage avec un aller-retour sans alunissage, et un ESM [3] européen attaché à la capsule Orion. La mise en oeuvre du programme entraîne beaucoup de discussions et de choix visant à développer progressivement tous les modules nécessaires, comme par exemple la propulsion électrique de forte puissance, le véhicule qui devra décoller de Mars (MAV pour Mars Ascent Véhicule), et à terme la mise en place d’une base de vie.
Par ailleurs, quatre missions seront lancées vers Mars cet été (les fenêtres de lancement sont en effet universelles quel que soit le pays d’origine) : une mission chinoise (HX1), une mission émiratie (Hope), ExoMars lancée par les Russes et l’ESA européenne, et Mars 2020.
Quelles sont les principales pistes pour assurer les besoins énergétiques réclamés par ces programmes au long cours ?
Francis Rocard : Concernant les programmes habités, les véhicules de transport atteindront des centaines de tonnes et l’atterrissage sur Mars est complexe avec des masses de 10 à 40 tonnes, alors que l’on ne sait aujourd’hui poser qu’une tonne ! Il faut aussi prendre en compte la longue durée de ces missions, car sur Mars, soit on reste un mois, soit on reste un an et demi 4 alors que sur la Lune, l’homme n’est resté que quatre jours. Il va donc falloir se préparer à des missions longues avec des bases de vie ad hoc.
De même, redécoller de Mars sera un défi. Le Mars Ascent Vehicle fait partie des difficultés les plus importantes du fait de sa masse. Une idée intéressante serait de faire le plein sur Mars, en fabriquant sur place des ergols. Mais tout reste à démontrer.
Frank Carré : Pour les missions d’exploration automatique de la Lune utilisant des véhicules robotisés et des équipements fixes, les réacteurs RTG [5] continueront à être utilisés en complément de l’énergie solaire.
Pour une mission sur la Lune, avec une base habitée, qui exigera au moins 50-100 kW en permanence, avec une nuit lunaire de 14 jours, il faut envisager des réacteurs nucléaires en plus du solaire et des RTG. Le petit réacteur Kilopower, développé aux États-Unis par la NASA et le ministère de l’Énergie (DOE), est en cours de test au sol depuis mi-2019. Il a été réalisé pour couvrir des besoins de 1 à 10 kWe nécessaires à ce type de mission. L’utilisation de la propulsion électrique (100-500 kWe), voire de la propulsion nucléothermique (300 MWth pour 7 tonnes de poussée), ne s’envisage que pour raccourcir le temps de transfert vers des destinations lointaines (Mars et au-delà) et pour permettre une manoeuvrabilité accrue vers les sites à explorer, en s’affranchissant des contraintes des trajectoires purement balistiques.
L’Europe devra décider du degré d’autonomie qu’elle souhaite acquérir en matière de technologie RTG. En matière de réacteur, les apports de l’Europe ne s’envisagent à terme qu’en coopération avec le DOE et la NASA, voire d’autres partenaires, dans le cadre de missions spatiales largement internationales. Dans tous les cas, ces technologies nucléaires sont intégrées dans un système énergétique utilisant d’autres technologies : solaire, batteries, piles à combustible, etc.
Dans l’espace, où l’optimisation de la masse est un enjeu crucial, les neutrons rapides sont un gage de compacité du réacteur (et de sa protection radiologique) et la haute température s’impose pour limiter la surface du radiateur qui constitue la source froide. Les concepts à l’étude prévoient des réacteurs à combustible solide refroidis par un métal liquide ou un gaz et des systèmes de conversion statiques (thermoéléments) ou dynamiques (turbine Brayton ou moteur Stirling). Ces études sont actuellement complétées par quelques travaux exploratoires sur les réacteurs à sels fondus.
Lanceur spatial américain en développement par la NASA depuis 2011.
Cette mission prévoit un retour d’échantillons lunaires avec les infrastructures d’Artemis.
European Stability Mechanism.
Notions de temps retracées dans le film Seul sur Mars de Ridley Scott.
Générateur thermoélectrique à radioisotope (en abrégé GTR ; en anglais Radioisotope Thermoelectric Generator, RTG).