1/ 9 - Écarter les récits énergétiques qui n’ont pas fait leurs preuves - Sfen

1/ 9 – Écarter les récits énergétiques qui n’ont pas fait leurs preuves

Publié le 12 mai 2022 - Mis à jour le 20 mai 2022

Entretien avec Diane Cameron, cheffe de la division Économie et développement des technologies nucléaires, à l’Agence pour l’énergie nucléaire (AEN)

Quel moteur pousse aujourd’hui l’énergie nucléaire à travers le monde ?

D.C. : Le secteur de l’énergie nucléaire bénéficie actuellement d’un énorme élan, car il y a un sentiment d’impératif. Le moteur principal qui tire cette dynamique est la crise du changement climatique et les échéances proches pour atteindre la neutralité carbone. Cela oblige à s’interroger sérieusement sur les options techniquement réalisables, et qui peuvent être déployées dès maintenant. Cela amène les citoyens, partout dans le monde, à se pencher de nouveau sur l’énergie nucléaire. Parce qu’elle a fait ses preuves.  parce qu’il y a de nouvelles technologies passionnantes qui sont en développement. Et parce qu’il y a un potentiel énorme dans l’exploitation à long terme des actifs existants. Il  sera intéressant de voir comment les événements récents liés à la guerre en Ukraine, qui ont vraiment focalisé l’attention des populations sur la question de la sécurité  d’approvisionnement en énergie, vont interagir avec cet agenda climatique. Par exemple, sur la manière dont la stratégie nucléaire de plusieurs pays européens pourrait évoluer.

Justement, quels impacts vont avoir la guerre en Ukraine et la crise des prix du gaz sur l’essor du nucléaire ?

D.C. : Je pense qu’il est trop tôt pour le dire. Toutes ces crises sont encore en cours. Pour l’instant, ces événements ont intensifié les débats sur l’avenir énergétique, sur les  voies de la décarbonation de nos économies et sur les enjeux de sécurité d’approvisionnement. Cette actualité accentue encore l’urgence en matière de changement climatique et de planification de la transition énergétique. On peut espérer que ces crises permettront de poser les questions de fond et de distinguer les véritables avantages et  inconvénients des différentes options technologiques à notre disposition. Ces deux enjeux, le climat et la sécurité énergétique, obligent à écarter certains « récits énergétiques » en particulier, ceux qui étaient certes très ambitieux sur le plan climatique, mais dépendaient d’innovations qui n’avaient pas encore fait complètement leurs preuves. Ce sont  des récits qui tentaient de promouvoir l’idée qu’il existait des solutions parfaites. Des récits qui promettaient une solution miracle, basée sur une seule technologie parfaite sur  laquelle nous devions placer tous nos espoirs. Ces types de scénarios sont désormais mis de côté à mesure que les débats s’intensifient et deviennent plus sérieux.

Vous évoquez les échéances à venir pour répondre à l’urgence climatique. Beaucoup rétorquent que le développement du nucléaire est trop lent pour être une solution viable…

D.C. : Plusieurs niveaux de réponse existent, car le nucléaire peut contribuer à ces stratégies de décarbonation de multiples façons. La manière la plus rapide, la plus efficace  et la plus compétitive en termes de coûts passe par l’exploitation dans la durée des parcs de réacteurs existants. La priorité devrait donc être de préserver ces outils et de ne  pas mettre les actifs hors service trop rapidement. La deuxième réponse est la construction de centrales nucléaires basées sur des technologies existantes. Il existe des  technologies de réacteurs éprouvées à grande échelle, qui sont en cours de construction. Elles sont disponibles pour apporter une contribution à la décarbonation dans les  délais dont nous avons besoin. Troisième réponse, il existe une très forte innovation dans le secteur de l’atome. En particulier en ce qui concerne les petits réacteurs  modulaires (SMR). Il y a tout un pipeline d’innovations en cours. Il s’agit de plusieurs gammes de SMR, de différentes tailles (de cinq mégawatts à plus de 300 mégawatts), de  différentes températures, développés pour différentes applications. Certains de ces micro et petits réacteurs, basés sur des technologies matures, seront disponibles  commercialement dès la fin des années 2020. Ils seront utiles pour des applications hors réseau, par exemple pour remplacer les générateurs diesel dans les sites miniers.

Ces trois niveaux de réponses nucléaires suffiront-ils pour répondre à l’urgence climatique ?

D.C. : Nous avons examiné de très nombreux chemins vers la neutralité carbone, qui ont été étudiés et publiés sous l’égide du Groupe d’experts intergouvernemental sur  l’évolution du climat (Giec). Le rôle moyen du nucléaire y a été estimé systématiquement. En moyenne, la puissance installée du nucléaire triple en 2050 par rapport aux  niveaux actuels. Il passe d’un peu moins de 400 gigawatts installés aujourd’hui dans le monde, à près de 1 200 gigawatts en 2050. Quelles sont les alternatives à cette  puissance ? Quelles sont les autres voies ? Par quoi le remplacer si vous décidez de ne pas opter pour le nucléaire ? Nous ne pouvons pas nous permettre d’écarter les  technologies bas carbone. Nous n’en avons pas le luxe. Nous devons déployer toutes les technologies non émettrices dans la mesure du possible.

La communauté internationale travaille de manière ambitieuse pour atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. Ne perdons pas de vue que si nous ne parvenons pas à respecter  l’échéance de 2050, nous devrons passer à des émissions négatives pour compenser. Aussi, nous devons faire tout ce que nous pouvons dès aujourd’hui en exploitant à long  terme les centrales existantes, en poursuivant la construction des technologies de réacteurs existantes à grande échelle, en déployant à court terme les technologies SMR  matures et en continuant à investir dans les SMR et les réacteurs de quatrième génération innovants.

Mais investissons-nous assez dans le nucléaire aujourd’hui ?

D.C. : Le monde n’est pas sur la voie de ses objectifs climatiques, ce qui suggère deux choses. Premièrement, cela indique que c’est un défi très difficile à relever.  deuxièmement, le manque d’investissement touche probablement de très nombreux secteurs. Il y a un sous-investissement non seulement dans le nouveau nucléaire, mais  aussi probablement dans tous les autres aspects de la transition énergétique. Je n’ai pas de données comparatives précises pour dire quels sont les niveaux d’investissement  comparé des différentes énergies, mais je peux dire que le monde, sur ce point également, n’est pas sur la bonne voie.

Y a-t-il un événement, une situation qui pourrait entraver l’essor actuel de l’atome ?

D.C. : Au-delà de la faisabilité technique, il existe plusieurs autres conditions à la réussite du nucléaire dans le monde. On peut parler des cadres politiques et réglementaires, de la fiabilité des chaînes d’approvisionnement, de l’accès à un vivier de talents, de l’accès aux financements, aussi bien publics que privés, sans oublier l’engagement et la  confiance des opinions publiques. Nous ne pourrons pas réunir les conditions du succès sans prendre en compte tous ces enjeux. Ceci étant dit, j’attire spécialement l’attention sur l’utilité de la participation des citoyens. La société civile a, à juste titre, des attentes très élevées en matière de transparence et de responsabilité. Le secteur nucléaire doit  engager des débats avec les communautés spécialisées et avec le public en général. Il est nécessaire d’établir un bon niveau de confiance et de compréhension de l’énergie nucléaire. C’est une condition sine qua non de réussite face au défi que représentent les campagnes de désinformation et le sentiment antiscience, en particulier sur les réseaux sociaux. Je souligne d’ailleurs que ce n’est pas un défi propre au nucléaire, c’est un défi général auquel est soumis tout élément de débat public.

La sûreté étant un point-clé pour construire la confiance au sein de l’opinion publique, la profusion de technologies apparaissant sur le marché ne risque-t-elle pas de complexifier le travail des autorités compétentes ?

D.C. : Il est, en effet, important de renforcer les capacités au sein des organismes de réglementation nucléaire. Elles doivent être capables de réglementer non seulement les technologies avec lesquelles elles sont très familières aujourd’hui et qu’elles réglementent depuis des décennies, mais doivent être aussi en mesure de réglementer les  technologies émergentes. Cette réglementation de l’innovation exige probablement que les régulateurs examinent les nouvelles propositions d’une manière spécifique. Lorsque les technologies se répètent, vous pouvez adopter une approche très prescriptive. Mais pour l’innovation, vous devez peut-être adopter une approche fondée sur le  bénéfice/risque. Et cela nécessitera une plus grande coopération entre les régulateurs à travers le monde.

Des défis extraordinairement nombreux sont donc à relever pour l’industrie électronucléaire mondiale…

D.C. : Nous vivons un moment décisif. Le vrai défi face auquel nous faisons face est un défi existentiel : c’est le changement climatique. Par ailleurs, la sécurité énergétique est à la base du bien-être des populations et de la prospérité de nos économies. C’est vraiment un moment d’une importance capitale pour le secteur de l’énergie nucléaire qui  peut seul, pour l’heure, atténuer l’un et préserver l’autre. Plus largement, c’est un défi pour tous les autres secteurs énergétiques non émetteurs. La bonne nouvelle est que  nous avons devant nous de nombreuses technologies qui vont permettre de relever ce défi. Je pense que c’est un moment de grande importance, qui doit être aussi un  moment d’optimisme.

Par Ludovic Dupin, Sfen

Photo I © AEN I Diane Cameron, cheffe de la division Économie et développement des technologies nucléaires, à l’Agence pour l’énergie nucléaire (AEN)