1/8 – La Corée du Sud à la recherche du leadership mondial sur les technologies de l’hydrogène
Entretiens avec Jean-Claude Masy, conseiller nucléaire à l’ambassade de France en Corée, et Joël Guidez, expert international, responsable de la veille multifilières au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA)/Direction de l’énergie nucléaire (DEN)
Le développement de l’économie de l’hydrogène est devenu une des priorités des autorités sud-coréennes, avec la publication en janvier 2019 d’une feuille de route ambitieuse : devenir le leader mondial dans le domaine de la voiture à hydrogène. Ce plan est soutenu par un budget conséquent d’aide à la R&D et aux constructeurs nationaux. Cette politique est bien relayée au niveau des villes, qui y voient un moyen d’améliorer la qualité de l’air. Mais à quel prix en termes d’émissions de CO2 ?
Quelle est la politique gouvernementale en matière de développement de l’économie de l’hydrogène ?
Jean-Claude Masy (J-CM) : Le ministère sud-coréen du Commerce, de l’industrie et de l’énergie a rendu publique en janvier 2019 une feuille de route ambitieuse visant à promouvoir l’économie de l’hydrogène. Il souligne que son développement devrait encourager les énergies bas carbone en Corée du Sud, diversifier les sources d’énergie et réduire la dépendance énergétique du pays aux énergies fossiles.
La feuille de route du gouvernement porte sur la mobilité, le développement des piles à combustible et la production d’hydrogène. Elle fixe des objectifs à réaliser d’ici à 2040 : produire 2,9 millions de véhicules à hydrogène pour le marché intérieur et 3,3 millions pour l’export ; créer 1 200 stations de recharge à hydrogène ; produire l’équivalent de 15 GW de piles à combustible, dont 8 GW pour alimenter le réseau domestique sud-coréen et 7 GW pour l’export. S’y ajouteront 2,1 GW de piles à combustible pour alimenter localement des maisons ou des immeubles d’habitation.
Le gouvernement espère ainsi créer 420 000 emplois. Dans le cadre du budget 2019, 177 millions de dollars ont été consacrés à la promotion de l’hydrogène, notamment sous la forme de subventions à la création de sites de production et d’infrastructures, et au soutien d’activités de R&D. Le président Moon Jae-in avait déjà annoncé en octobre 2018 la mobilisation d’un budget de 30 millions de dollars en 2019 pour subventionner l’achat de véhicules particuliers et de bus à hydrogène.
En quoi cette politique est-elle suivie ?
J-CM : À la suite de la publication de la feuille de route, plusieurs collectivités locales ont rapidement annoncé leurs plans de développement de l’hydrogène à l’horizon 2022, avec la volonté d’améliorer la qualité de l’air dans les grandes villes. Par exemple, la ville de Séoul souhaite fournir une subvention de 31 000 dollars pour l’achat d’une voiture à hydrogène (soit environ 50 % du prix total d’un véhicule) et porter le nombre de véhicules à hydrogène en circulation, privés et publics, à 3 000 d’ici à 2022.
D’autres villes se sont également mobilisées, comme Incheon, en attribuant un budget de 80 millions de dollars pour déployer 2 000 voitures et construire huit bornes de recharge, Busan (avec un objectif de 1 000 véhicules) ou encore Ulsan (pour 67 000 voitures et 300 bus d’ici à 2030). Il est notable que la plupart des stations-service hydrogène installées dans ces villes distribuent gratuitement l’hydrogène pour favoriser le développement de ces voitures.
Peut-on y voir un tournant dans l’industrie automobile coréenne ?
J-CM : La stratégie de la Corée du Sud est claire : établir un leadership sur l’industrie automobile mondiale utilisant la technologie hydrogène. Pour les véhicules particuliers, les principaux composants devront être sud-coréens, avec une chaîne de production de 100 000 véhicules par an d’ici à 2025. Les bus à hydrogène dans le secteur public (police, bus de ville, etc.) devraient être introduits dans sept grandes villes d’ici à fin 2019 et passer de 35 en 2020 à 40 000 en 2040. Pour les taxis à hydrogène, la ville de Séoul prévoit d’en introduire dix dans le cadre d’un projet pilote en 2019, avec un objectif de 80 000 en 2040. Les poids lourds à hydrogène sont, quant à eux, prévus pour 2020, avec un déploiement dans le secteur public en 2021 : camions poubelles, de nettoyage, d’arrosage, etc.
Autre axe de développement industriel : l’augmentation de la durée de vie des piles à combustible équipant ces véhicules pour pouvoir concurrencer les véhicules thermiques. Les Sud-Coréens souhaitent que leurs futurs véhicules puissent parcourir 500 000 km avec la même pile à combustible, contre 200 000 km actuellement.
Quelle est la part de l’hydrogène dans le mix électrique sud-coréen ?
Joël Guidez (JG) : Le gouvernement envisage d’atteindre en 2040 une capacité totale de production d’électricité par piles à combustible pour le réseau domestique sud-coréen de 8 GW, contre 307,6 MW seulement en 2018. Même si l’objectif était réalisé, la part de l’hydrogène dans le mix électrique du pays resterait toutefois modeste, avec moins de 5 % de la capacité installée en 2030.
Cette politique volontariste est-elle considérée comme une volonté de « rattrapage » ?
J-CM : Les experts s’interrogent sur la possibilité d’atteindre aussi rapidement les objectifs affichés par le gouvernement. En Corée du Sud, 712 véhicules à hydrogène ont été vendus en 2018 pour un total de 2 000 en circulation. Vingt-quatre stations de recharge étaient également ouvertes au public (objectif de 1 200 en 2040), tandis que les capacités cumulées des batteries à hydrogène dans l’industrie et chez les particuliers atteignaient difficilement 307 MW.
En comparaison, 931 véhicules à hydrogène ont été vendus au Japon en 2018, près de 3 000 sont en circulation et une centaine de stations sont disponibles. Toyota représentait en 2018 environ 75 % du marché mondial, mais la faible maturité de celui-ci (6 500 véhicules vendus dans le monde) laisse ouverte la possibilité d’un rattrapage rapide de la part de Hyundai Motors (11 %), ce qui a été le cas dès 2019. Air Liquide et Hyundai Motors se sont d’ailleurs alliés à onze autres acteurs engagés dans le secteur de l’hydrogène (constructeurs automobiles, institutions publiques) pour investir 120 millions de dollars dans la création de la société Hydrogen Network « Hynet », officiellement lancée en mars 2019 et qui doit construire une centaine de stations de recharge en Corée du Sud d’ici à 2022, soit environ un tiers de l’objectif du gouvernement à cette date.
N’y a-t-il pas des contradictions dans les modalités de production de l’hydrogène qui font appel aux énergies fossiles ?
JG : En effet : 99 % de l’hydrogène produit actuellement sont issus du procédé de vapo- reformage de combustibles fossiles, qui est un procédé très émetteur de CO2 (environ 10 kg de CO2 émis pour un kilo d’hydrogène produit). La seule alternative est l’électrolyse de l’eau mais, compte tenu du mix électrique sud-coréen largement basé sur les énergies fossiles, le bilan final en termes de production de CO2 ne serait pas, là encore, amélioré et pourrait même être pire. On notera sur ce point, en effet, une contradiction, car le président actuel est opposé au développement de l’énergie nucléaire, ce qui rend quasiment impossible la production d’une électricité bas carbone et donc la production à court terme d’hydrogène décarboné.
Les impératifs de lutte contre le changement climatique ne semblent donc pas avoir été réellement pris en compte dans ces projections de forte hausse de production d’hydrogène.