1/10 – La R&D, un des piliers du CEA
Le CEA joue un rôle majeur en France dans la recherche sur les systèmes nucléaires avancés, dits de 4e génération. Comment le CEA positionne-t-il son action par rapport aux autres centres de recherche dans le monde ?
Philippe Stohr : il faut d’abord rappeler que dans le domaine de l’énergie nucléaire, le CEA accompagne le développement de la filière industrielle française. Il le fait en apportant aux pouvoirs publics et aux industriels des innovations et des éléments d’expertise sur les systèmes de production d’énergie nucléaire, actuels et futurs. À ce titre, le CEA conduit des programmes de recherche sur de nouveaux systèmes nucléaires innovants, qu’il s’agisse des SMR (Small Modular Reactors ou petits réacteurs modulaires) ou des réacteurs dits de 4e génération.
Au niveau international la réflexion sur les systèmes nucléaires de 4e génération s’est structurée depuis les années 2000 avec le Forum international Génération IV (GIF), qui regroupe différents pays.
Le CEA y représente la France et a été partie prenante de la réflexion internationale : à quels critères ces systèmes nucléaires avancés doivent-ils répondre, notamment en termes de sûreté, de compétitivité et d’intégration dans le mix énergétique ? Quelles sont les différentes technologies de réacteurs susceptibles de les remplir ? Quels verrous doivent être levés ? Le CEA a été moteur dans cette phase de réflexion.
Quand il s’est ensuite agi pour les différents pays et acteurs internationaux de préciser leurs programmes de recherche, la France et le CEA se sont principalement positionnés sur les réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium (RNR-Na), technologie pour laquelle le CEA bénéficiait de connaissances importantes, de compétences fortes et d’un retour d’expérience solide – y compris en exploitation – grâce aux réacteurs Rapsodie et Phénix.
Le CEA a par ailleurs été chargé, de 2010 à 2019, de mener pour la France les études de préconception d’un démonstrateur technologique de réacteur à neutrons rapides refroidis au sodium avec le projet ASTRID. Ce projet, lancé par l’État en 2010 avec le soutien du Programme des investissements d’avenir (PIA), a été piloté par le CEA, dans un cadre collaboratif fort, avec de nombreux partenaires industriels et académiques, en France et à l’étranger, en particulier avec le Japon.
Aujourd’hui le contexte a évolué, et la décision a été prise de ne pas réaliser le démonstrateur à court terme. Pour autant, les travaux sur les réacteurs de 4e génération se poursuivent avec un programme important de R&D piloté par le CEA, en cohérence avec l’objectif du recyclage complet des matières nucléaires sur le long terme (fermeture du cycle du combustible). Ce programme comprend des recherches sur les réacteurs, sur les procédés du cycle du combustible nécessaires pour une pleine valorisation des matières nucléaires.
Le CEA est très regardé à l’international. Quels sont les partenariats que vous privilégiez ?
Ph. S. : l’objectif des partenariats internationaux est de partager les efforts de R&D et d’utiliser au mieux les installations expérimentales disponibles. La R&D se comprend ici au sens large : recherche amont (compréhension et modélisation des phénomènes physiques), développement conjoint d’outils de calcul scientifique, conception et développement de composants innovants.
Pour ce faire, le CEA déploie une stratégie de partenariats avec les organismes techniques des pays disposant de programmes de développement des RNR significatifs (Japon, États-Unis, Russie, Chine, Inde…).
Le CEA a renouvelé son partenariat avec le Japon. Le gouvernement japonais a publié en décembre 2018 une mise à jour de sa feuille stratégique sur les RNR. Celle-ci note un report du déploiement des RNR industriels et prévoit un programme de R&D pour maintenir cette option ouverte.
L’engagement par les États-Unis pour le projet de VTR « Versatile Test Reactor » ouvre une opportunité majeure de coopération. Les échanges se poursuivent également avec la Russie, notamment au travers de coopérations sur l’utilisation des moyens d’irradiation russes à spectre rapide pouvant contribuer au programme de recherche français. La collaboration avec l’Inde, dans les domaines de la sûreté et de la recherche de base, reste dynamique, tandis que des échanges plus limités sont entretenus avec la Chine, dont les ambitions dans ce domaine méritent d’autant plus d’être suivies qu’elles pourraient offrir un autre potentiel de valorisation de l’expertise accumulée par la France et le CEA.
Quels seront les axes prioritaires de recherche dans les prochaines années ainsi que les verrous technologiques à faire sauter ?
Ph. S. : pour déterminer ces axes, il faut repartir des enjeux et des acquis. L’enjeu est de poursuivre les développements technologiques pour atteindre avec de futurs réacteurs avancés les objectifs fixés pour la 4e génération : économie de matière, multi-recyclage des combustibles, sûreté, opérabilité et économie. Le projet ASTRID nous a permis de répondre à une partie de ces enjeux.
Avec l’ensemble des partenaires du projet, nous avons retravaillé les fondamentaux de la technologie des RNR-Na au regard des critères de la 4e génération. Les innovations ont concerné l’ensemble du réacteur, de la conception du coeur aux composants et à l’instrumentation. Elles ont aussi porté sur les procédés de fabrication. Au total, ce sont 70 brevets qui ont été déposés depuis 2010.
Un exemple significatif : le développement d’un concept innovant de coeur pour répondre aux enjeux de prévention et de mitigation des accidents graves.
La connaissance de la physique des RNR a aussi été améliorée et intégrée dans une nouvelle génération d’outils de calculs. Un ensemble de plateformes expérimentales a été développé permettant la validation des modèles et une meilleure évaluation, voire une réduction des incertitudes. Je pense par exemple à une plateforme dédiée aux expériences en sodium pour l’étude des pièces immergées dans ce métal liquide ou pour la visualisation dans ce milieu opaque. C’est sur cette base que nous avons défini et structuré le programme de recherche sur les réacteurs rapides pour les prochaines années. Nous avons ciblé trois axes prioritaires.
Le premier porte sur la modélisation et la simulation. Les outils de calcul s’appuient sur une base d’expériences allant du simple essai de laboratoire au test sur réacteur complet, réalisées par nos propres moyens ou en collaboration avec nos grands partenaires (Japon, Russie, États-Unis…). Une des clés sera de mettre au point des simulations plus fines, à partir desquelles il s’agira d’extrapoler les résultats expérimentaux au cas d’un réacteur.
Le deuxième axe porte sur la définition et la qualification des composants industriels clés pour la technologie sodium, en particulier dans les domaines de la robotique et de l’instrumentation.
Enfin, troisième priorité, mener des études d’esquisses sur des systèmes autres que les RNR-Na, plus lointains en termes de maturité, par exemple les réacteurs à sels fondus. Là encore, les acquis du programme ASTRID seront précieux car certaines recherches menées dans ce cadre sont transposables à d’autres technologies de réacteurs du futur.